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Une contre-mémoire de gauche

Gloire à notre France ImmortelleVoir l'image en grand Scènes vécues à Troyes pendant la Grande Guerre de 1914. Au cimetière. Tombe de soldats morts pour la Patrie (1er novembre 1914)Mais la discorde s’inscrit aussi dans une logique politique. On sait que, lors de la fête de la Victoire, le 14 juillet 1919, deux associations d’anciens combattants classées à gauche (l’Association Républicaine des Anciens Combattants ou ARAC et la Fédération Ouvrière et Paysanne des mutilés ou FOP) ont refusé de s’associer à la cérémonie pour protester contre la veillée funèbre que le gouvernement avait autorisée en prélude à la fête (16). La gauche ne voulait évidemment pas que l’église s’appropriât le deuil des poilus morts au combat et elle refusait toute manifestation patriotique. à Troyes, la tension entre la gauche socialiste et les autorités déboucha sur l’organisation de deux cérémonies distinctes, lors de la Toussaint 1919, déclarée journée de deuil national. Le matin, les organisations syndicales se rendent au cimetière, selon un rite qui sera suivi pendant de nombreuses années : un défilé rassemblant les principaux syndicats (Union des syndicats CGT, les membres de l‘ARAC, du Parti socialiste, des Jeunesses socialistes, les ouvriers du textile, les différents corps de métier, la Fanfare Ouvrière de Sainte-Savine), part de la Bourse du travail, au centre-ville, et se rend au cimetière, où se trouvent les tombes des soldats morts dans les hôpitaux troyens. Les responsables associatifs et syndicaux prennent la parole : ils « s’élèvent contre les auteurs responsables de la guerre à leurs yeux et souhaitent la paix universelle par l’internationale ouvrière », note La Tribune de l’Aube (17). La gauche boude la commémoration officielle de l’après-midi.

En 1920, un autre sujet de discorde apparaît : le gouvernement avait en effet décidé d’associer la commémoration du 11 novembre au cinquantième anniversaire de la IIIe République. A Troyes, la journée devait commencer par une revue des troupes, une visite des autorités au cimetière, et s’achever, l’après-midi, par une cérémonie au cinéma Pathé, rue Champeaux. La majorité socialiste du Conseil municipal décide de ne pas s’associer à des fêtes qui, selon les termes du conseiller Voilmont, « dans l’esprit des soi-disant républicains qui les ont décidées, ne sont qu’une parodie », parce que le Parlement a « honte des origines révolutionnaires de la République » (18). Pour la gauche, c’est la date du 4 septembre, jour de la proclamation de la IIIe République, qui aurait dûe être retenue. En conséquence, seuls les conseillers municipaux dits « républicains » (c’est-à-dire en fait non-socialistes et membres de la minorité du conseil municipal) participent à la cérémonie aux côtés de diverses personnalités. Emile Clévy boude la cérémonie, comme d’autres maires socialistes de France. En revanche, il a participé à celle qui a eu lieu l’après-midi du 1er novembre précédent. Après la cérémonie officielle qui s’était tenue le matin au cimetière, et à laquelle le maire n’avait pas participé, la municipalité avait, en effet, organisé un cortège en direction du cimetière, reprenant ainsi l’habitude prise l’année précédente. Une « contre-mémoire » (l9) de gauche est-elle à l’oeuvre à Troyes ? En 1920 puis en 1921 et 1922, on voit se dérouler ce que l’on appelle désormais une manifestation communiste au cimetière, en dehors de la commémoration officielle. Elle bénéficie de l’appui de la mairie (Emile Clévy a rejoint le tout jeune Parti communiste) et respecte un certain rituel : le défilé part de la Bourse du travail avec les élus communistes (le Maire, le député Célestin Philbois), les syndicats, les fanfares et associations (la Sociale, le Réveil, l’Etoile, les Patronages laïques). Le cortège, coloré de drapeaux rouges et parsemé de pancartes (« à bas la guerre » ou « à bas le militarisme »), arrive au cimetière où l’on écoute les discours, notamment celui d’un représentant de l’ARAC. La gauche communiste reste fidèle au 1er novembre mais refuse le 11 novembre. Pour l’ARAC, il n’est pas question de se mêler « aux marchands de patrie » ni de se prêter à ce qu’elle considère comme une « mascarade » ou une « comédie sinistre », tant que les droits des anciens combattants « sont violés chaque jour ». L’unanimité ne se réalise donc pas immédiatement lors des commémorations de la guerre.

Cérémonie au cimetière de Troyes le 2 novembre 1914Voir l'image en grand Cérémonie au cimetière de Troyes le 2 novembre 1914, tombes des héros de la guerre en présence de 20 000 personnes.Toute la gauche ne se reconnaît cependant pas dans la position de I’ARAC. Dès 1920, « certains dissidents du socialisme » ne s’associent pas aux contre-cérémonies de la gauche troyenne (20). Au cours des années, les communistes, qui avaient rassemblé de nombreuses personnalités (Emile Clévy, Célestin Philbois, René Plard) s’isolent et leurs relations se tendent avec Emile Clévy, Maire de Troyes, qu’ils excluent de leur parti en avril 1923.

Lors de l’inauguration du monument du cimetière en octobre 1926, les communistes participent à la cérémonie pour éviter que « les marchands de patriotisme [ne] s’accaparent la pensée des nôtres qui sont tombés durant la grande tuerie déchaînée par les impérialismes » mais ils prennent garde à ne pas se mêler aux autorités ni à Emile Clévy qui a réintégré la « vieille maison » socialiste (21). L’année suivante, celui-ci participe d’ailleurs aux cérémonies officielles du 1er novembre.

(16)  Antoine PROST. « Les monuments aux morts... » op. cit., p. 223. note 9.
(17)  La Tribune de l'Aube, 3 novembre 1919.
(18)  Séance extraordinaire du Conseil municipal de Troyes du 9 novembre 1920. point n° 20, AMT. Registre des délibérations du Conseil municipal de Troyes.
(19)  L'expression est de Nicolas OFFENSTAOT. Voir son ouvrage Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999). Paris, Editions Odile Jacob. 1999, p. 86.
(20)  La Dépêche de l’Aube. 2 novembre 1920.
(21)  La Dépêche de l'Aube, 31 octobre et 2 novembre 1926.

Par Olivier Pottier